Aujourd'hui, abordons le délicat problème des coquillages trouvés si loin des rivages sans remettre en cause le Déluge de la Bible... Et où à la fin de l'article, nous découvrirons de cocasses hypothèses...
PREUVES DE LA THEORIE DE LA TERRE.
ARTICLE VIII.
Sur les Coquilles & les autres Productions de la mer, qu’on trouve dans l’intérieur de la terre.
" J’ai souvent examiné des carrières au haut en bas, dont les bancs étaient remplis de coquilles ; j’ai vu des collines entières qui en sont composées, des chaînes de rochers qui en contiennent une grande quantité dans toute leur étendue. Le volume de ces productions de la mer est étonnant, & le nombre de ces dépouilles d’animaux marins est si prodigieux, qu’il n’est guère possible d’imaginer qu’il puisse y en avoir davantage dans la mer ; c’est en considérant cette multitude innombrable de coquilles & d’autres productions marines, qu’on ne peut pas douter que notre terre n’ait été pendant un très long temps un fond de mer peuplé d’autant de coquillages que l’est actuellement l’océan : la quantité en est immense, & naturellement on n’imaginerait pas qu’il y eut dans la mer une multitude aussi grande de ces animaux ; ce n’est que par celle des coquilles fossiles & pétrifiées qu’on trouve sur la terre, que nous pouvons en avoir une idée. En effet, il ne faut pas croire, comme se l’imaginent tous les gens qui veulent raisonner sur cela sans avoir rien vu, qu’on ne trouve ces coquilles que par hasard, qu’elles sont dispersées ça & là, ou tout au plus par petits tas, comme des coquilles d’huîtres jetées à la porte ; c’est par montagnes qu’on les trouve, c’est par bancs de 100 & de 200 lieues de longueur ; c’est par collines & par provinces qu’il faut les toiser, souvent dans une épaisseur de 50 ou 60 pieds, & c’est d’après ces faits qu’il faut raisonner. "
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" Un Potier de terre qui ne savait ni latin ni grec, fut le premier vers la fin du 16 siècle qui osa dire dans Paris, & à la face de tous les Docteurs, que les coquilles fossiles étaient de véritables coquilles déposées autrefois par la mer dans les lieux où elles se trouvaient alors ; que des animaux, & sur-tout des poissons, avaient donné aux pierres figurées toutes leurs différentes figures, &c. & il défia hardiment toute l’école d’Aristote d’attaquer ses preuves ; c’est Bernard Palissy, Saintongeois, aussi grand Physicien que la Nature seule en puisse former un : cependant son système a dormi près de cent ans, & le nom même de l’auteur est presque mort.
Enfin les idées de Palissy se sont réveillées dans l’esprit de plusieurs savants, elles ont fait la fortune qu’elles méritaient, on a profité de toutes les coquilles, de toutes les pierres figurées que la terre a fournies, peut-être seulement sont-elles devenues aujourd’hui trop communes, & les conséquences qu’on en tire, sont en danger d’être bientôt trop incontestables.
Malgré cela ce doit être encore une chose étonnante que le sujet des observations présentes de M. de Reaumur, une masse de 130 680 000 toises cubiques, enfouie sous terre, qui n’est qu’un amas de coquilles ou de fragments de coquilles sans nul mélange de matière étrangère, ni pierre, ni terre, ni sable ; jamais jusqu’à présent les coquilles fossiles n’ont paru en cette énorme quantité, & jamais, quoiqu’en une quantité beaucoup moindre, elles n’ont paru sans mélange. C’est en Touraine que se trouve ce prodigieux amas à plus de 36 lieues de la mer : on l’y connaît, parce que les paysans de ce canton se servent de ces coquilles qu’ils tirent de terre, comme de marne, pour fertiliser leurs campagnes, qui sans cela seraient absolument stériles. "
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" Il paraît assez par-là qu’elles n’ont pu être apportées que successivement, & en effet comment la mer voiturerait-elle tout-à-la fois une si prodigieuse quantité de coquilles, & toutes dans une position horizontale ? elles ont dû s’assembler dans un même lieu, & par conséquent ce lieu a été le fond d’un golfe ou une espèce de bassin.
Toutes ces réflexions prouvent que quoiqu’il ait dû rester, & qu’il reste effectivement sur la terre beaucoup de vestiges du déluge universel rapporté par l’écriture sainte, ce n’est point ce déluge qui a produit l’amas des coquilles de Touraine, peut-être n’y en a-t-il d’aussi grands amas dans aucun endroit du fond de la mer ; mais enfin le déluge ne les en aurait pas arrachées, & s’il l’avait fait, cela aurait été avec une impétuosité & une violence qui n’aurait pas permis à toutes ces coquilles d’avoir une même position ; elles ont dû être apportées & déposées doucement, lentement, & par conséquent en un temps beaucoup plus long qu’une année.
Il faut donc, ou qu’avant, ou qu’après le déluge la surface de la terre ait été, du moins en quelques endroits, bien différemment disposée de ce qu’elle est aujourd’hui, que les mers & les continents y aient eu un autre arrangement, & qu’enfin il y ait eu un grand golfe au milieu de la Touraine. Les changements qui nous sont connus depuis le temps des histoires ou des fables qui ont quelque chose d’historique, sont à la vérité peu considérables, mais ils nous donnent lieu d’imaginer aisément ceux que des temps plus longs pourroient amener. M. de Reaumur imagine comment le golfe de Touraine tenait à l’océan, & quel était le courant qui y charriait les coquilles, mais ce n’est qu’une simple conjecture donnée pour tenir lieu du véritable fait inconnu, qui sera toujours quelque chose d’approchant. Pour parler sûrement sur cette matière, il faudrait avoir des espèces de cartes géographiques dressées selon toutes les minières de coquillages enfouis en terre ; quelle quantité d’observations ne faudrait-il pas, & quel temps pour les avoir ! Qui sait cependant si les sciences n’iront pas un jour jusque-là, du moins en partie ?
Cette quantîté si considérable de coquilles nous étonnera moins, si nous faisons attention à quelques circonstances qu’il est bon de ne pas omettre ; la première est que les coquillages se multiplient prodigieusement & qu’ils croissent en fort peu de temps, l’abondance d’individus dans chaque espèce prouve leur fécondité, on a un exemple de cette grande multiplication dans les huîtres : on enlève quelquefois dans un seul jour un volume de ces coquillages de plusieurs toises de grosseur, on diminue considérablement en assez peu de temps les rochers dont on les sépare, & il semble qu’on épuise les autres endroits où on les pêche ; cependant l’année suivante on en retrouve autant qu’il y en avait auparavant, on ne s’aperçoit pas que la quantité d’huîtres soit diminuée, & je ne sache pas qu’on ait jamais épuisé les endroits où elles viennent naturellement. Une seconde attention qu’il faut faire, c’est que les coquilles sont d’une substance analogue à la pierre, qu’elles se conservent très-long-temps dans les matières molles, qu’elles se pétrifient aisément dans les matières dures, & que ces productions marines & ces coquilles que nous trouvons sur la terre, étant les dépouilles de plusieurs siècles, elles ont dû former un volume fort considérable. "
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" Mais suivons ; on trouve ces productions marines dans les Alpes, même au dessus des plus hautes montagnes, par exemple, au dessus du mont Cénis, on en trouve dans les montagnes de Gènes, dans les Apennins & dans la plupart des carrières de pierre ou de marbre en Italie. On en voit dans les pierres dont sont bâtis les plus anciens édifices des Romains, il y en a dans les montagnes du Tirol & dans le centre de l’Italie, au sommet du mont Paterne près de Boulogne, dans les mêmes endroits qui produisent cette pierre lumineuse qu’on appelle la pierre de Boulogne : on en trouve dans les collines de la Pouille, dans celles de la Calabre, en plusieurs endroits de l’Allemagne & de la Hongrie, & généralement dans tous les lieux élevés de l’Europe. Voyez sur cela Stenon, Ray, Woodward, &c.
En Asie & en Afrique les voyageurs en ont remarqué en plusieurs endroits, par exemple, sur la montagne de Castravan au dessus de Barut il y a un lit de pierre blanche, mince comme de l’ardoise, dont chaque feuille contient un grand nombre & une grande diversité de poissons, ils sont la plupart fort plats & fort comprimez, comme est la fougère fossile, & ils sont cependant si bien conservés qu’on y remarque parfaitement jusqu’aux moindres traits des nageoires, des écailles & de toutes les parties qui distinguent chaque espèce de poisson. On trouve de même beaucoup d’oursins de mer & de coquilles pétrifiées entre Suez & le Caire, & sur toutes les collines & les hauteurs de la Barbarie ; la plupart sont exactement conformes aux espèces qu’on prend actuellement dans la mer rouge. Voyez les Voyages de Shaw, volume 2, pages 70 & 84.
Dans notre Europe on trouve des poissons pétrifiés en Suisse, en Allemagne, dans la carrière d’Oningen, &c. La longue chaîne de montagnes, dit M. Bourguet, qui s’étend d’occident en orient, depuis le fond du Portugal jusqu’aux parties les plus orientales de la Chine, celles qui s’étendent collatéralement du côté nord & du midi, les montagnes d’Afrique & d’Amérique qui nous sont connues, les vallées & les plaines de l’Europe, renferment toutes des couches de terre & de pierres qui sont remplies de coquillages, & de-là on peut conclure pour les autres parties du monde qui nous sont inconnues.
Les isles de l’Europe, celles de l’Asie & de l’Amérique où les Européens ont eu l’occasion de creuser, soit dans les montagnes, soit dans les plaines, fournissent aussi des coquilles, ce qui fait voir qu’elles ont cela de commun avec les continens qui les avoisinent. Voyez Lettr. Philos. sur la form. des sels, page 205.
En voilà assez pour prouver qu’en effet on trouve des coquilles de mer, des poissons pétrifiez & d’autres productions marines presque dans tous les lieux où on a voulu les chercher, & qu’elles y sont en prodigieuse quantité.
« Il est vrai, dit un auteur Anglais (Tancred Robinson) qu’il y a eu quelques coquilles de mer dispersées çà & là sur la terre par les armées, par les habitants des villes & des villages, & que la Loubère rapporte dans son voyage de Siam, que les singes au cap de Bonne-espérance s’amusent continuellement à transporter des coquilles du rivage de la mer au dessus des montagnes, mais cela ne peut pas résoudre la question pourquoi ces coquilles sont dispersées dans tous les climats de la terre, & jusque dans l’intérieur des plus hautes montagnes, où elles sont posées par lit, comme elles le sont dans le fond de la mer. »
En lisant une lettre italienne sur les changements arrivés au globe terrestre, imprimée à Paris cette année (1746) je m’attendais à y trouver ce fait rapporté par la Loubère, il s’accorde parfaitement avec les idées de l’auteur ; les poissons pétrifiés ne sont, à son avis, que des poissons rares, rejetés de la table des Romains, parce qu’ils n’étaient pas frais ; & à l’égard des coquilles ce sont, dit-il, les pélerins de Syrie qui ont rapporté dans le temps des croisades celles des mers du levant qu’on trouve actuellement pétrifiées en France, en Italie & dans les autres états de la chrétienté ; pourquoi n’a-t-il pas ajouté que ce sont les singes qui ont transporté les coquilles au sommet des hautes montagnes & dans tous les lieux où les hommes ne peuvent habiter, cela n’eût rien gâté, & eut rendu son explication encore plus vraisemblable. Comment se peut-il que des personnes éclairées & qui se piquent même de philosophie, aient encore des idées aussi fausses sur ce sujet ? "