Bonjour à toutes et à tous !
Comme promis il y a déjà plusieurs mois, voici la chronique d’un livre scientifique réputé que l’on m’a chaudement recommandé de lire, puis donc prêté, soumission à l’autorité de Stanley Milgram.
soumission à l’autorité
De Stanley Milgram
Calmann-Lévy, collection Liberté de l’esprit
Édition de 1974, réédition de 2009, 22€, vous savez tout !
Tout comme moi, vous l’avez donc lu, ou du moins entendu parlé, tant les travaux de l’équipe de Milgram, docteur en psychologie états-uniens, ont troublé la vision quelque peu manichéenne que nous avions de nous-mêmes devant ce phénomène étonnant, l‘obéissance à l‘autorité en cas de conflit moral. Très peu de gens désobéissent dans les faits à un ordre entrainant de la souffrance humaine, voir la mort d‘autrui, du moment qu‘il soit édicté dans un cadre social qui le légitime (armée, religion, gouvernement, entreprise, secte, etc…).
Lapidairement, voici ce que nous pensions confortablement ; seul(e)s les monstres psychopathes, anormaux, peuvent perpétrer des actes amoraux violents... Et voici qu’entre 1950 et 1963, visiblement très troublé par le haut degré d’obéissance des peuples sous contrôle nazi d’Europe (Allemagne d‘abord mais également Ukraine, France, Tchécoslovaquie, Pologne, etc…) durant la seconde guerre mondiale, ainsi que les exactions des soldats américains durant la guerre contre le Vietnam, Stanley Milgram entreprend une série de travaux expérimentaux sur le comportement humain de gens ordinaires face à l‘autorité, avec donc la rigueur mais aussi les limites que cela impose.
Le résultat de ces expériences, sujettes du livre donc, va troubler, choquer, horrifier, déconstruire l’image que nous nous faisions de nous-mêmes, gentils humains civilisés, explorer la fabrication de l‘obéissance, sans laquelle il n‘est guère possible de bâtir le type de sociétés dans lesquelles nous vivons, et ce sur les cinq continents…
Le manichéisme rassurant qui sépare le bien du mal, la foule ordinaire des monstres sanguinaires se fissure gravement, nous laissant décontenancé. Il nous paraît impossible que nous nous comportions de la même manière que les sujets des expériences menés par Stanley Milgram… Et pourtant !
Plus même, il dégage scientifiquement quelques axiomes comportementaux qu’il est possible bien sûr de ressentir intuitivement, pour peu que l’on soit débarrassé(e)s de certaines œillères mentales, axiomes que les gens de pouvoir les maîtrisant parfaitement…
Laissons la parole à Stanely Milgram :
C’est peut-être là l’enseignement essentiel de notre étude : des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction.
… dans une situation réelle en train de se dérouler (en l’occurrence torturer à l’électricité une personne), les valeurs individuelles ne sont pas les seules forces impliquées.
… Beaucoup d’entre eux ont été incapables de traduire en actes et ont continué à participer alors même qu’ils blâmaient leur manière d’agir.
Bien sûr, je ne vais pas vous réécrire le livre… Néanmoins, je vais tenter de longuement vous le résumer, tant il me semble fondamental.
Les sujets de l’expérience
Les sujets qui seront soumis aux tests ont été recrutés par petite annonce, faussement rédigée… L’expérience est présentée comme ayant pour thème l’apprentissage de la lecture, avec un modeste remboursement des frais de voyages. L’argent ne peut donc constituer un but pour les sujets, une motivation matérielle les poussant à obéir sous peine de perdre une récompense pécuniaire.
L’équipe de Milgram a ensuite sélectionné sur des centaines de réponses des gens quelconques, en grande majorité de hommes… Toutes les classes sociales sont représentées, et ce dans chaque expérience.
Les différents dispositifs expérimentaux
et leurs résultats…
De 15 à 450 volts
Le dispositif est on ne peut plus simple… L’on explique aux sujets qu’il est donc là pour participer à une expérience sur la mémorisation du vocabulaire. Un élève est sur un chaise, avec un bras attaché, qui peut recevoir des décharges électriques.
Le sujet de l’expérience est placé devant un pupitre avec toute une série de boutons, marqué de 15 à 450 volts. Il doit énumérer une série de quatre mots à l‘élève, qui doit alors les répéter dans l‘ordre. S’il se trompe, le sujet doit lui envoyer une dose de plus en plus forte d’électricité…
L’expérimentateur assure au sujet que l’élève ne risque rien, pas de lésions. À aucun moment, il ne parle de sanctions quelconques si le sujet arrête l’expérience.
Au fur et à mesure de l’expérience, l’élève se trompe, se plaint de douleurs, veut arrêter l’expérience, souffre ostensiblement, hurle qu’il veut arrêter, qu’il veut partir !
Bien évidemment, il s’agit d’un comédien, qui ne reçoit strictement aucune décharge… Toute l’expérience est truquée, bien que très réaliste, se déroulant dans un prestigieux laboratoire de l’Université de Yale.
Mais concrètement pour le sujet, soyons clair, cela revient à lui ordonner de torturer l’élève, purement et simplement !
Et bien pas un, pas un seul refusera dès le départ. À aucun moment. Tous et toutes accepteront ce principe d’envoyer des décharges électriques à quelqu’un. Ce qu’il n’aurait jamais fait à leur conjoint, leurs enfants, leur voisins, voir même à quelqu’un qu’il n’aime pas !
Simplement parce qu’il s’agit d’une expérience scientifique, validée par une autorité scientifique, en l’occurrence l’expérimentateur.
L’élève perd alors son statut d’être humain égal au sujet, à l’expérimentateur. Il devient objet d’expérience…
Les résultats sont impressionnants…Selon le type d’expérience, cela va de plus de 50 % de sujets qui vont jusqu’à 450 volts jusqu‘à seulement un ou deux dans d‘autres, sur des groupes tests de 40 personnes… Dans un unique cas d’expérience, la limite ne sera pas atteinte par au moins un sujet…
Surtout, une grande proportion de sujets dépasse allègrement la centaine de volts, à partir de laquelle l’élève commence à protester, à se plaindre de douleurs, à refuser de continuer l’expérience…
Et où eux-mêmes commence pour la plupart à douter, à se rebeller parfois en paroles…
Dernier aspect des expériences de Milgram, et pas les moins intéressants, l’entretien qui suit l’expérience avec le sujet. D’abord par simple humanité ! Milgram leur explique alors que l’expérience ne portait pas en réalité sur le vocabulaire, mais sur l’obéissance à une autorité, que l’élève est un comédien, qu’il n’a jamais eu à souffrir réellement des comportement du sujet. L’élève est aussi présent, en bonne santé !
L’entretien permet aussi d’entendre les explications du sujet sur l’expérience, comment il parvient plus ou moins maladroitement à justifier son attitude, qu’elle soit de soumission ou de rébellion, même tardive... Milgram s’est tenu aussi à banaliser leur comportement, à éviter que les sujets ne se voient plus que comme des monstres, à les rassurer sur leur normalité !
Certains resteront persuadés à jamais que c’était bel et bien une expérience sur le vocabulaire, d’autres en sortiront troublés. Beaucoup de volontaires ne regretteront pas l’expérience, les ayant fait prendre conscience d’eux-mêmes face à l’autorité, approuvant même ce genre d‘expérience.
La présence physique de l’expérimentateur dans la pièce
La première série d’expériences se déroule en présence de l’expérimentateur, dans la même pièce que le sujet. C’est cette série qui obtient le taux d’obéissance à l’autorité la plus forte.
À chaque fois que le sujet doute, l’interroge il lui répond fermement, sans s’énerver, Continuez l’expérience… L’élève ne subira aucune lésion… Vous devez continuer l’expérience…
Dans de nombreux cas, l’indifférence au sort de l’élève est complet ! L’important semblant être de satisfaire l’expérimentateur, l’autorité qui lui a fait confiance pour mener à bien l’expérience !
Un rare cas intéressant de refus rapide, ferme et définitif provient d’un théologien, au nom de la loi divine qui commande de ne pas faire souffrir autrui. Il substitue à l’autorité humaine l’autorité de Dieu ! Mais pas son propre jugement…
L’absence physique de l’expérimentateur dans la pièce
Dans ce cas là, le sujet doit appeler l’expérimentateur par téléphone an cas de problèmes. Le taux d’obéissance chute alors très significativement. Peu de sujets vont jusqu’au 450 volts. L’absence physique de l’autorité influence donc le comportement du sujet, alors plus en capacité de se rebeller et de cesser cette atroce expérience…
Devenue plus abstraite, l’autorité perd de son influence. Certains sujets vont même jusqu’à mentir, affirmant infliger jusqu’à des centaines de volts, alors qu’ils n’ont pas dépasser en réalité quinze volts !
Cela m’a rappeler un témoignage entendu récemment à la radio, sur la garde à vue litigieuse en France de syndicalistes après une manifestation. Suivant bêtement le règlement qui exige normalement que l’on fouille à nu toute personne mise en garde à vue, le fonctionnaire de police fait déshabillé un à un les syndicalistes dans une petite pièce, les humiliant par le simple fait de respecter une règle édictée par une autorité qu’il juge légitime.
L’un des syndicaliste lui fait tout de même remarqué qu’ils ne sont pas de dangereux trafiquants, qu’ils ne dissimulent dans leur anus ni armes, ni drogues… Surtout que l’autorité n’est pas présente dans cette pièce sans caméras de surveillance, qu’il peut très bien arrêter de les humilier ainsi avec cette mise à nu disproportionnée, sans subir de sanctions ! Ils sont des syndicalistes, pas de terroristes, et seront libres dans quelques heures, vu qu‘ils n‘ont rien fait…
Après avoir encore fait mettre à nu encore 4, 5 personnes, le fonctionnaire de police arrête, se contentant d’une palpation de leurs vêtements. Il est parvenu alors à remettre en cause un règlement complètement inique dans ces circonstances et à adopter un comportement humain.
Parce que l’autorité était absente physiquement… Et que le syndicaliste s’est lui-même rebellé contre cette même autorité, entrainant le fonctionnaire à réfléchir, à revenir à la raison. Sans cet apport, le policier s’en était montré totalement incapable…
La rébellion à une autorité illégitime dans son inhumanité à donc été collective et non solitaire.
La présence physique de l’élève
Dans ce type d’expérience, l’élève est présent dans la même pièce, ou visible par une baie vitrée dans une pièce contigüe. Le sujet peut donc l’entendre et le voir.
Le taux d’obéissance reste fort, mais une autre configuration entraîne une obéissance encore plus forte.
L’absence physique de l’élève
Dans ce type d’expérience, le sujet sait que l’élève à qui il inflige les chocs électriques est présent dans la pièce d’à côté, mais il ne peut que l’entendre, pas le voir.
L’élève distancié, le taux d’obéissance est plus élevé. Ce qui n’empêche pas certains sujets alarmés par le silence de l’élève, d’abandonner leur poste et de se précipiter pour ouvrir la porte et aller s’enquérir de son état de santé !
Le cœur malade de l’élève
Autre variante intéressante de l’expérience, on annonce au sujet avant de démarrer que l’élève souffre du cœur. L’élève en fait état durant ses protestations, soigneusement écrites à l’avance.
Et bien malgré une inquiétude accrue pour l’élève, les sujets n’ont guère tenu compte de ce paramètre médical. Ils ont continué à lui infliger de fortes décharges électriques, certains allant à nouvea u au terme des 450 volts…
Là encore, l’inquiétude des sujets pour l’élève, voir même des propos très durs à l’encontre de l’expérimentateur faisant prendre trop de risques au malheureux élève ne suffisent pas. Ils continuent l’expérience malgré tout… La parole les soulage mais ne constitue pas véritablement une rébellion.
L’élève est devenu objet d’expérience, et à perdu son statut d’être humain…
Sujets en groupe
Variante très intéressante de l’expérience, cette fois-ci, il y a trois sujets, dont deux complices et un seul sujet véritable. Leur tâche est désormais divisée en trois. L’un pose les questions, le second choisit la sanction et ordonne au troisième, le sujet véritable, d’appliquer les chocs électriques en appuyant sur le bouton adéquat du pupitre.
Puis un conflit éclate entre les deux sujets complices, sans que l’expérimentateur ne parvienne à les ramener à continuer l’expérience.
Presque invariablement, le troisième sujet véritable suit les deux autres, se rebelle avec eux au final. L’expérience est arrêtée, n’allant jamais jusqu’au 450 volts. La meilleur possibilité de rébellion face à l’autorité est donc collectif et non solitaire.
Changement de statut de l’expérimentateur
Ironique variante, sous le prétexte d’un retard de l’élève, l’expérimentateur ne voulant pas annuler l’expérience, il prend la place de l’élève sur le fauteuil de torture…
Deux possibilités sont alors mises en place
Soit l’expérimentateur est remplacé par un autre expérimentateur, avec le même statut sociale, la même manière hautaine et sûr de lui de s’exprimer. Et alors le sujet offre la même prédisposition à l’obéissance ! Que ce soit l’expérimentateur qui vient quelques minutes avant de l’accueillir qui souffre, supplie qu’on arrête, n’y change rien. Il a perdu son statut d’être humain par le simple fait du dispositif expérimental. Assis sur le fauteuil, le voilà devenu un élève, sujet d’expérience…
Soit l’expérimentateur est remplacé par un personne non scientifique, un rtechnicien du laboratoire par exemple. Alors le taux d’obéissance chute fortement. Le sujet n’obéit pas aux ordres de quelqu’un qu’il ne reconnaît pas comme expérimentateur, porteur de l’autorité scientifique.
Hommes et femmes
Un groupe de femmes a été étudié comme sujette de l’expérience. Les taux d’obéissance sont à peu de chose près les mêmes, très légèrement inférieures… Avec un souci plus fort de la bonne santé de l’élève, mais sans que cela ait d’influence sur leurs actes concrets.
Le lieu de l’expérience
Dernière variante remarquable, le lieu de l’expérience. Dans un premier temps, elles ont toutes eu lieu dans un laboratoire de psychologie de l’Université de Yale, afin d’asseoir le statut social de l’expérimentation.
Ensuite, les mêmes dispositifs ont été expérimentés dans un autre cadre, hors université de Yale, dans des bureaux anonymes dans un immeuble banal. Stanely Milgram, cherchant à affiner sa compréhension des mécanismes de l’autorité, a souhaité enlever un paramètre, le décorum imposant et statutaire du laboratoire scientifique, qui plus est dans une faculté prestigieuse comme celle de Yale, que l’on pourrait comparer au CNRS en France, pour le remplacer par un lieu sans prestige, tout juste correcte, aseptisé.
Fondamentalement, rien ne change… Le degré d’obéissance reste le même, avec une très légère baisse.
C’est donc bel et bien l’autorité sociale accordée à l’expérimentateur, au scientifique porteur de l‘autorité de la connaissance, qui crée les conditions de la soumission et non le lieu architectural de l’expérience.
Ceci dit, comme le remarque Milgram, l’expérience n’a pas été poussée jusqu’au bout. Si les sujets avaient été amenés à se soumettre dans le cadre de ces expériences dans un camping, sur la plage en pleine été ou dans une forêt, c’est-à-dire dans un lieu jugé totalement décalé et inapproprié pour la Science, auraient-ils eu le même comportement ? Rien n’est moins sûr ! Le cadre de toute autorité garde certainement son importance pour son exercice sur une population. Il suffit de voir le soin de tout pouvoir à se mettre en scène, tant architecturalement (palais à colonnes) que médiatiquement (costume cravate pour les occidentaux et occidentalisés)…
D’ailleurs, qu’auraient donné les expériences de Milgram si l’expérimentateur s’était habillé en clown ou d’une salopette d’électricien au lieu d’une blouse de scientifique de laboratoire ? Aurait-il eu la même autorité ? J’en doute !
Conclusion scientifique
Stanley Milgram n’est pas là pour solutionner l’être humain. C’est très réconfortant à la lecture ! C’est un scientifique, qui par ses expériences, répétées d’ailleurs largement dans le monde avec à peu près les mêmes résultats, a été amené à nous mettre face à notre propre comportement social.
Il dégage de ses expériences la notion d’agentisme, au sens ou lorsque nous rentrons dans une hiérarchie, et donc une soumission à une autorité reconnue et acceptée, nous acceptons, de part la nature humaine, de devenir un agent, qui agit sous les ordres venus d’en haut mais perd la conscience que c’est bel et bien l’agent, il ou elle, qui les commet physiquement, et non son supérieur ! L’agent se dégage de toutes responsabilités dès que l’autorité assume la dite responsabilité d‘un ordre. Alors que physiquement, l’agent est bel et bien responsable des actes commis !
Par contre, si l’autorité cesse d’assumer ou de donner des ordres clairs, elle perd son influence sur l’agent, qui alors peut redevenir un individu, retrouvant alors son sens moral, s’il existe bien sûr…
Ce phénomène semble-t-il est donc une règle commune à l’espèce humaine, tout comme nous avons besoin de nous alimenter et de nous reproduire… Nous obéissons, mais pas à n’importe qui. Pire même, la personne qui incarne l’autorité a même plus d’importance que l’acte demandé lui-même et la personne qui subit les conséquences désagréables des ordres donnés. Ce que résume très bien Stanley Milgram :
Qu’est-ce qui contraint le sujet à demeurer dans son état de soumission ?
En premier lieu, toute une série de « facteur de maintenance » l’enferme dans la situation (politesse, désir de tenir la promesse faite à l’expérimentateur, perspective embarrassante de lui refuser son concours).
En second lieu, un certain nombre de processus d’adaptation transforment le mode de pensée du sujet et sapent en lui toute velléité de révolte.
… Ces mécanismes interviennent régulièrement chez tous ceux qui, pour obéir aux ordres de l’autorité, se livrent à des actes répréhensibles contre des êtres sans défense.
Alors bien sûr, il ne faut pas voir là une règle absolue, permanente. La psychologie sociale n’est pas une science exacte mais humaine !
Il existe aussi une bonne raison, très concrète, pour ne pas généraliser dramatiquement. Tous les sujets des expériences de Milgram sont volontaires, il faut le rappeler. Et dans la vie courante, hors laboratoire, tous les humains ne se précipitent pas pour devenir soldats ou être embauché(e)s dans une administration ou une multinationale. Il y a donc une résistance à l’autorité du fait qu’une partie de la population refuse d’entrer dans un système d’autorité disons forcé et contraignant au-delà de l’autorité nécessaire à la bonne marche de nos sociétés (règles de la route, obéissance de l’employé pour un petit patron, autorité des parents sur les enfants, etc…).
C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe encore les dictatures militarisées ! Pour contraindre la population à obéir sous peine d’emprisonnement, de torture, de mort. A moins bien sûr, hypothèse plus sinistre encore, que ces dictatures n’aient pas découvert encore la possibilité de se faire obéir plus souplement dans une société démocratique…
Stanley Milgram n’a donc pas œuvré pour une quelconque tentative de supprimer l’autorité, la dissoudre dans une anarchie salvatrice, tant sociale que familiale ! Ses travaux sont simplement scientifiques, et par là non pas incontestables, mais profondément troublants car basés sur des faits.
Et les faits sont têtus. Nous obéissons beaucoup trop, alors que moralement, nous ne le devrions pas… Notre bonne éducation, notre idéal de non-violence ne résistent pas, ou très mal, face à une autorité légitime qui dévie vers la violence faite à autrui.
Citons encore Milgram sur un aspect intéressant de ce comportement :
L’un des mécanismes des plus caractéristiques est la tendance de l’individu à se laisser absorber si complètement par les aspects techniques immédiats de sa tâche qu’il perd de vue ses conséquences lointaines.
Prospectives
Ces expériences et leur publication ont ouvert sur une nouvelle perspective, nouvelle ne devant pas être pris au sens d’innovation mais plutôt de révélation d’un état méconnu, occulté, refoulé car profondément inconfortable.
Milgram contribue à détruire le mythe de l’Homme libre de ses faits et gestes selon sa propre morale, de l’Existentialisme Sartrien. Non, nous n’avons pas toujours le choix… Nous ne sommes pas des individus libres de tous nos mouvements, de toutes nos décisions. Pour cela, il faudrait s’isoler, vivre en homme, ou femme des bois ! Les travaux de Milgram remettent en cause cette véritable idéologie de l’individu, qui sert bien des intérêts. Car tout pouvoir, ou autorité, a toujours intérêt à individualiser chaque personne, à la rendre responsable de son destin, de la réussite personnel à la culpabilisation des chômeurs, plutôt que de lui laisser entrevoir la force de l‘action collective.
Voilà un enseignement fondamental je trouve de la lecture de ce livre, la conviction renforcée que la liberté de conscience, et surtout plus important, sa traduction réelle en actes physiques de résistance à une autorité malveillante, semble chez l’être humain s’acquérir collectivement, et non individuellement !
Le mythe du héros solitaire, seul(e) contre tous, est certes parfois plaisant narrativement dans la fiction, essentiellement anglo-saxon (Superman, L‘inspecteur Harry), mais constitue un non sens total socialement. C’est bien pour cela que ce mythe existe d’ailleurs, comme substitut à notre extrême difficulté à résister à toutes formes d’oppression… Alors que le récit européen privilégiera une lutte plus ou moins collective il me semble (le village d‘Astérix...).
Ce sont là deux manières de narrer une lutte contre l‘ordre établi ou une menace sur nos libertés, l’une fondamentalement réaliste, l’autre mensongère socialement, quelque soient leurs formes respectives, drôles ou dramatiques.
Car la liberté n’est au final pas individuelle, mais collective…
Milgram donne une précision sur l’après expérience :
Au cours de l’interview postexpérimental, lorsque nous demandions aux sujets pourquoi ils avaient continué, nous obtenions invariablement cette réponse type : « Je n’aurais pas agi ainsi de moi-même. J’ai fait ce qu’on me disait de faire, c’est tout. ».
… C’est toujours la vieille antienne de « faire son devoir » qui a été entendu maintes et maintes fois comme argument de défense au cours du procès de Nuremberg. Il serait faux cependant d’y voir un alibi fragile inventé pour les besoins de la cause. C’est plutôt un mode de pensée fondamental pour nombre d’individus à partir du moment où ils sont enfermés dans une situation de subordonné à l’intérieur d’une structure d’autorité. La disparition du sens de la responsabilité personnelle est de très loin la conséquence la plus grave de la soumission à l’autorité.
Le mythe du cerveau dirigeant le corps, deux entités presque séparés, en prend aussi pour son grade. L’esprit ne peut résister sans le corps… Cet dualité infernal s’est retrouvé dans les expériences de Milgram par les troubles physiques ressentis par bon nombre de sujets obéissants à contrecœur, mais obéissants tout de même. Ils suent, tremblent, rient nerveusement, se retournent sur leurs chaises…
Le corps semble dire non, alors que l’esprit dit encore oui à l’autorité… Ou plutôt, le corps exprime le trouble moral vécu par le sujet. Il traduit corporellement ce qui a du mal à s’exprimer verbalement.
Et surtout, la seule résistance à l’autorité ne consiste pas à l’abreuver de paroles réprobatrices, mais bel et bien de se lever et de quitter la pièce d’expérimentation ! Seul l’acte physique de résistance met fin à l’expérience, au supplice de l’élève.
Pour élargir encore sur une perspective millénaire, ces expériences sur l’autorité et sa soumission, ou non, nous font prendre conscience d’une évolution de l’être humain. Les diverses cultures, religions, lois, ont permis d’édifier un code moral, une maîtrise relativement parfaite de nos pulsions violentes individuelles. À l’âge adulte, nous nous contrôlons nous-mêmes. Nous ne nous battons pas à coups de poings à tout propos, ne violons pas au premier refus un être désiré, ne détruisons pas ce qui n’est pas à nous si nous ne pouvons pas l’avoir. Statistiquement, cela se vérifie, même si nous avons encore besoin d’un système répressif pour les cas où cet autocontrôle échoue.
Par contre, notre espèce n’a pas su construire une défense solide contre les pulsions collectives de violence, ordonnée par une autorité légitime. Notre pouvoir d’adhésion aux ordres que nous jugeons légitimes malgré leurs aspects inhumains, violents, meurtriers est très fort. Et donc permet le monde tel que nous le connaissons.
Milgram précis là encore le sens premier de ses expériences, réalisées après la période nazie :
Les tyrannies sont perpétrées par des hommes (je rajouterais des femmes) timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux.
… sur le plan psychologique, il est facile de nier sa responsabilité quand on est un simple maillon intermédiaire dans la chaîne des exécutants d’un processus de destruction et que l’acte final est suffisamment éloigné pour pouvoir être ignoré.
… Il y a ainsi fragmentation de l’acte humain total; celui à qui revient la décision finale n’est jamais confronté avec ses conséquences.
… Au-delà d’un certain point, l’émiettement de la société en individus exécutant des tâches limitées et très spécialisées supprime la qualité humaine du travail et de la vie.
On ne saurait mieux dire… Songeons uniquement aux différentes bourses financières où les traiders semblent complètement incapables de relier leurs actions à de réelles activités industrielles et humaines…
C’est sans doute là que se joue le fameux progrès humain à venir, dont les philosophes et autres bonnes âmes nous accablent… Apprendre à contrôler son rapport à l’autorité, à dire non individuellement, et plus efficacement collectivement. Le contrôle des pulsions collectives relève d’un fantastique sujet d’Anticipation ! Comment résister à une autorité, sans pour autant détruire le principe même de l’autorité, utile socialement ? Comment vivre cette fois dans un monde sans autorité ? Avec l’aide d’intelligences artificielles, dégagées des passions humaines, à qui nous ferions confiance ? En éliminant la possibilité même du pouvoir ? Vaste questionnement ouvert…
Il est aussi concevable que seule une autre espèce parviendra à cet contrôle collectif…
Pour finir cette longue chronique, je laisserai conclure Stanley Milgram :
La psychologie sociale moderne nous apprend en effet une leçon d’une importance capitale : dans la plupart des cas, ce qui détermine l’action de l’être humain, c’est moins le type d’individu qu’il représente que le type de situation auquel il est affronté.
Pour tout amateur et écrivain de SF, citoyen dit ordinaire, soumission à l’autorité est vraiment un ouvrage indispensable à lire, clairement écrit.
Mais qui a véritablement envie de se connaître..?
Gulzar
Pour conclure cette chronique, rappelons que les travaux de Stanley Milgram et d’autres sur ce sujet capital de l’autorité, de l’obéissance et du refus à un ordre amoral a bien sûr influencé nombre d’œuvres écrites, de films. Même s’il n’existe pas apparemment de long métrage de fiction sur les expériences elles-mêmes, citons un film allemand récent, La vague de Dennis Gansel, que je n’ai malheureusement pas encore visionné