Bonjour à toutes et à tous !
Chronique cinéma, avec un étonnant film de 1974, mythique pour certains, Phase IV, de Saul Bass, dont c'est l'unique long métrage de fiction ! Délice supplémentaire, j'ai pu voir ce film rare au cinéma ! Il n'en existe qu'une seule copie sous-titrée au CNC pour toute la France, alors j'ai sauté sur l'occasion...
Ne vous laissez pas rebuter par l'affiche du film, le graphisme et le slogan sont à l'opposé même du film de Saul Bass, qui justement a été graphiste pour le cinéma, notamment pour des génériques. Le film est tout autre qu'une série Z destinée à remplir les petites salles de province !
Phase IV est tout simplement un film d'abord scientifique, philosophique de haut niveau, avant même d'être une fiction au sens commun du divertissement, et aussi un lieu d'expérimentations graphiques, pleins d'astuces cinématographiques.
Rapidement, je vous résume le film. A la suite d'un phénomène inconnu, sans doute d'origine spatiale, dans un état agricole des Etats-Unis, des fourmis semblent devenues plus agressives. Pire, toutes les espèces de fourmis s'unissent, cesse de se combattre pour prendre le dessus sur les autres espèces animales... Deux scientifiques sont envoyés sur place pour étudier le phénomène, voir tenter d'entrer en contact avec ces fourmis d'un nouveau genre, qui construisent d'étranges fourmilières... Cette étude, et donc le film, sera divisée en trois phases, I, II, III.
Sur cette histoire assez simple, voir basique, Saul Bass réussit un film au sens graphique abouti, avec de vrais choix narratifs qui rendent le film impressionnant, même pour des connaisseurs habitué(e)s du cinéma SF.
Tout d'abord, le choix essentiel, capitale pour bâtir un tel film, réside dans les fourmis elles-mêmes ! Vous n'êtes pas sans savoir que dans la plupart, pour ne pas dire tous les films relatant des animaux devenus monstrueux ou dangereux pour l'humanité, ils augmentent de taille ! Tel Godzilla, le lézard devenu géant après avoir été exposé aux radiations atomiques. De même pour des fourmis, cafards, rats, singes, etc...
C'est assez logique après tout, la taille influence évidemment la menace vis à vis des humains ! Et nécessite alors des effets spéciaux pour rendre à l'écran ces monstres.
Dans Phase IV, rien de tout cela. Nous sommes non dans un affrontement physique entre fourmis et humains, mais civilisationnel, mental... Les fourmis restent donc ce qu'elles sont, des fourmis à la taille minuscule. Seule leur intelligence collective devient égale, voir supérieure peut-être à l'intelligence plus individuelle des humains.
Ce qui entraîne cinématographiquement une chose merveilleuse. Saul Bass peut filmer de vraies fourmis, sans aucun effet spéciaux ! Il a travaillé pour cela avec un spécialiste du documentaire animalier.
Et c'est une réussite totale à mes yeux, un rare plaisir de cinéphile, de passionné des sciences, de la science-fiction.
Le film commence d'ailleurs uniquement avec les fourmis, longuement. Les humains ne sont pas là, exactement comme dans l'histoire biologique des deux espèces. L'Humanité n'arrive que longtemps après que le règne des fourmis n'ait commencé, sur quasiment toute la planète... Par des gros plans, des travellings, nous sommes alors véritablement dans un formidable documentaire animalier, admirablement filmé. Les personnages des fourmis, pourtant anonymes, nous attirent. Nous ne comprenons pas tout, mais nous sommes réellement confrontés au sujet même du film, une espèce animale différente de la nôtre.
Puis enfin, les deux scientifiques arrivent en camionnette, passent chez les derniers paysans du coin pour leur signaler qu'ils doivent quitter leurs terres quelques jours, le temps qu'ils puissent entreprendre leurs recherches.
Sublime plan alors que celui de cette camionnette roulant vers la colonie principale des fourmis, qui a élue domicile près d'un lotissement abandonné, pas fini, situé quasiment en plein désert.
Nous avons alors la pénible sensation que la fourmilière humaine est constituée de nos habitats rectilignes, lotissements répétitifs en l'occurence...
Nous traversons une fourmilière humaine plane, même pas encore construite, avant d'aller à la recontre de celle des fourmis, constituée donc d'étranges formes en hauteur, quasiment des sculptures, rappelant étrangement celles de l'ïle de Pâques et pourtant abstraites...
Nos deux scientifiques investissent alors un laboratoire en forme de demi sphère, rempli de la techologies des années 70, ordinateurs cliquetants dans de grandes armoires électriques !
L'une des justesses du film est la complémentarité des deux scientifiques. L'un est logiquement un spécialiste des fourmis, avec une vision assez mélodramatique de son travail. Il vit ce phénomène d'émergence d'une nouvelle forme de comportement animal comme une épreuve, une lutte, une menace aussi. Il est dans l'expérimentation, le rapport de force entre espèces, ne se préoccupant guère des paysans de la région...
Son collègue, qu'il a choisi, est lui assez étrangement un statisticien, un homme de chiffres bien plus que d'étude animale. C'est un choix qui se révélera judicieux, puisque son analyse, par l'informatique, des transmissions d'informations entre fourmis va lui permettre de tenter de communiquer avec l'intelligence collective des fourmis, symbolisée par la reine de la colonie.
L'homme des chiffres se révélera aussi le seul à s'intéresser au sort de la jeune fille seule rescapée de la ferme la plus proche, qui cohabite avec les deux hommes dans le laboratoire...
Là ou le film est véritablement troublant, nous emmène dans un abîme de réflexion, provoque aussi une angoisse certaine pour le sort de ces scientifiques enfermés dans leur fragile abri et même pour l'humanité, c'est que la logique s'inverse, sans trop que l'on n'y prenne garde.
D'expérimentateurs, les humains vont passer au statut d'expérimentés...
Les fourmis ne percevant aucunement le statut quelque peu particulier des humains, elle tentent d'éliminer les habitants de la région, comme elles éliminent les chevaux, les animaux de ferme, les souris et autres animaux du désert.
De peur d'être attaqués eux aussi, les deux scientifiques diffusent autour de leur base un insecticide puissant, tuant les fourmis, ainsi qu'accidentellement les fermiers venus se réfugier à la base scientifique, suite à l'attaque de leur ferme par les fourmis...
La réaction des insectes est alors d'un logique biologique d'une rationalité absolue. La reine va procréer une nouvelle génération, capable de survivre à cet insecticide, adaptée à cette grave menace.
Cet épisode décisive du film donne alors lieu à deux scènes d'une rare force cinématographique, entièrement "jouées" par les fourmis elles-mêmes.
Tout d'abord la collecte des cadavres, des "morts à la guerre" pourrait-on dire, aligner, comme nous alignons les tombes dans un cimetière. Nous ne sommes pas là dans une "humanisation forcée" de l'insecte, mais plutôt dans la sensation d'un ordre, d'une rigueur, d'un souci de rangement, mais que nous spectateurs humains ne pouvons prendre que pour une conscience de la mort, d'une manière de considérer les morts, de ne pas les considérer partie négligeable.
Ce qui constitue un signe fort de civilisation.
Ensuite, scène encore plus forte pour moi, une fourmi rapporte un grain de pesticide à l'intérieur de la fourmilière et va mourir, victime du pesticide assassin.
Mais une seconde fourmi arrive, prend le grain mortel et s'enfonce un peu plus dans la fourmilière.
Puis meurt à son tour.
Une troisième arrive, prend le grain, meurt à son tour.
Puis une quatrième arrive...
Par cette chaîne solidaire, le grain arrive enfin devant la reine, qui en absorbant une partie, va pouvoir pondre une génération à la couleur de l'insecticide, résistante, qui va reprendre la lutte contre le laboratoire...
Toute cette scène muette, longuement filmée, et finalement poignante rend très bien compte de la réalité d'une colonie de fourmis, où l'individu se sacrifie pour la survie du groupe.
Ce que les deux scientifiques vont faire également d'ailleurs, à leur manière ! Le spécialiste des fourmis refuse de partir, d'abdiquer. Abandonnant alors le domaine de la Science expérimentale, il veut surtout faire comprendre aux fourmis qu'elles ne gagneront jamais, que l'Humanité ne cédera jamais. Quitte à mettre en danger la vie de la jeune fille réfugiée dans le laboratoire, ultime abri des trois humains seuls au monde contre une forme de vie mutante, supérieure en nombre.
De son côté, le statisticien parvient à communiquer avec les fourmis, par un simple carré transmis par le son... Dans sa logique plus pacifique, il souhaite montrer aux fourmis, qu'il considère comme désormais évoluées, que l'humanité n'est pas une ennemie, un simple animal, mais une espèce intelligente, elle aussi !
Pour toute réponse, il obtient le même carré, avec un petit cercle à l'intérieur...
Ces deux chercheurs représentent concrètement deux options possibles, la guerre, la disparition totale de l'une des deux espèces, ou l'entente, si possible cordiale...
Mais est-ce que réellement l'un de ces deux options a la moindre chance de réussir, d'influer sur les rapports futurs entre ces fourmis et l'Humanité ?
Car pendant ce temps, les trois humains sont menacés de mort par les fourmis, ayant construites tout autour de leur abri des structures renvoyant les rayons du soleil, l'échauffant dangereusement...
C'est là où le doute s'installe, où le film prend toute sa dimension. Les fourmis mènent-elle réellement une guerre contre les humains, où ne commencent-elles pas à expérimenter, à tester cette espèce étrange qui ne se comporte pas comme les autres ? Par la présence d'une autre intelligence, même engendrant de la violence, ne prennent-elles pas conscience de leur propre existence, de leur différence ? N'apprennent-elles pas la science, comme l'humain l'a fait ?
Sans vous révéler la toute fin du film, la conclusion de Phase IV est pour moi un ultime pied de nez narratif aux spectateurs ! En effet, le dernier plan, la dernière image du film est celle-ci, deux mots seulement, le titre du film.
Phase IV.
Cette phase IV de l'expérimentation, au départ celle des humains, devenue ironiquement celle des fourmis conquérantes, nous ne la verrons donc jamais. C'est à nous spectateurs de l'imaginer, avec espoir ou un total pessimisme, c'est selon.
Le film se conclue donc sur un flot de questions. Les fourmis comprendront-elles la nature exacte de l'Humanité, son type de reproduction sexuée, sa mentalité ? Nos pulsions guerrières, notre individualisme ne nous condamnent-ils pas d'avance, face à une telle civilisation qui se reproduit vite, qui sacrifie l'individu pour le collectif ? Que décideront-elles de faire de la civilisation humaine après avoir finie la phase IV ? De la détruire, de la réduire en esclavage, de l'ignorer après lui avoir enlever ses outils technologiques dangereux ?
Autre interrogation, les fourmis ne sont-elles pas un simple outil biologique pour explorer la planète pour une espèce bien plus intelligente ?
L'angoisse n'est donc pas uniquement contenue dans le film, mais continue bien après ! C'est assez rare pour être souligné, car la plupart des films, y compris de très bons, ne sont pas aussi ouverts et contiennent leur morale "en interne" si l'on peut dire.
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Aux dernières nouvelles, Phase IV n'est malheureusement disponible qu'en dvd zone 1, hors Europe et en anglais. Film donc quasi indisponible, et pourtant vraiment pertinent sur son sujet, refusant les conventions d'un genre pour une esthétique et un sens du récit radicaux, propre à nous offrir un spectacle unique.
J'ai été, vous serez à votre tour durant plus d'un heure, devant et derrière le microscope, fourmi et humain à la fois.
Vous vivrez une expérience unique.
Gulzar
Plaisir supplémentaire, voici la fameuse Phase IV, coupée au montage final par le réalisateur, qui circule sur le web...
https://www.youtube.com/watch?v=beLpsWaUDNk#t=336
Pour prolonger le plaisir et passer directement à la phase V, je puis vous conseiller un site sympathique et bien fourni, Animalattack, site français malgré son nom.