Aujourd'hui, pour débuter ce chapitre sur la nutrition, nous retrouverons le principe des "moules" ! Le raisonnement semble en première lecture naïf, mais en réalité, les interrogations de Buffon sont vertigineuses, et augurent bien des avancées scientifiques à venir...
HISTOIRE NATURELLE.
HISTOIRE DES ANIMAUX.
CHAPITRE II.
De la nutrition et du développement.
" ... nous ferons voir qu’il existe dans la Nature une infinité de parties organiques vivantes, que les êtres organisés sont composés de ces parties organiques, que leur production ne coûte rien à la Nature, puisque leur existence est constante et invariable, que les causes de destruction ne font que les séparer sans les détruire ; ainsi la matière que l’animal ou le végétal assimile à sa substance, est une matière organique qui est de la même nature que celle de l’animal ou du végétal, laquelle par conséquent peut en augmenter la masse et le volume sans en changer la forme et sans altérer la qualité de la matière du moule, puisqu’elle est en effet de la même forme et de la même qualité que celle qui le constitue ; ainsi dans la quantité d’aliments que l’animal prend pour soutenir sa vie et pour entretenir le jeu de ses organes, et dans la sève que le végétal tire par ses racines et par ses feuilles, il y en a une grande partie qu’il rejette par la transpiration, les sécrétions et les autres voies excrétoires, et il n’y en a qu’une petite portion qui serve à la nourriture intime des parties et à leur développement : il est très vraisemblable qu’il se fait dans le corps de l’animal ou du végétal une séparation des parties brutes de la matière des aliments et des parties organiques, que les premières sont emportées par les causes dont nous venons de parler, qu’il n’y a que les parties organiques qui restent dans le corps de l’animal ou du végétal, et que la distribution s’en fait au moyen de quelque puissance active qui les porte à toutes les parties dans une proportion exacte, et telle qu’il n’en arrive ni plus ni moins qu’il ne faut pour que la nutrition, l’accroissement ou le développement se fassent d’une manière à peu près égale.
C’est ici la seconde question : quelle peut-être la puissance active qui fait que cette matière organique pénètre le moule intérieur et se joint, ou plûtôt s’incorpore intimement avec lui ?
Il paraît par ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, qu’il existe dans la Nature des forces, comme celle de la pesanteur, qui sont relatives à l’intérieur de la matière, et qui n’ont aucun rapport avec les qualités extérieures des corps, mais qui agissent sur les parties les plus intimes et qui les pénètrent dans tous les points ; ces forces, comme nous l’avons prouvé, ne pourront jamais tomber sous nos sens, parce que leur action se faisant sur l’intérieur des corps, et nos sens ne pouvant nous représenter que ce qui se fait à l’extérieur, elles ne sont pas du genre des choses que nous puissions apercevoir ; il faudrait pour cela que nos yeux, au lieu de nous représenter les surfaces, fussent organisés de façon à nous représenter les masses des corps, et que notre vue pût pénétrer dans leur structure et dans la composition intime de la matière ; il est donc évident que nous n’aurons jamais d’idée nette de ces forces pénétrantes, ni de la manière dont elles agissent ; mais en même temps il n’est pas moins certain qu’elles existent, que c’est par leur moyen que se produisent la plus grande partie des effets de la Nature, et qu’on doit en particulier leur attribuer l’effet de la nutrition et du développement, puisque nous sommes assurés qu’il ne se peut faire qu’au moyen de la pénétration intime du moule intérieur ; car de la même façon que la force de la pesanteur pénètre l’intérieur de toute matière, de même la force qui pousse ou qui attire les parties organiques de la nourriture, pénètre aussi dans l’intérieur des corps organisés, et les y fait entrer par son action ; et comme ces corps ont une certaine forme que nous avons appellée le moule intérieur, les parties organiques poussées par l’action de la force pénétrante ne peuvent y entrer que dans un certain ordre relatif à cette forme, ce qui par conséquent ne la peut pas changer, mais seulement en augmenter toutes les dimensions, tant extérieures qu’intérieures, et produire ainsi l’accroissement des corps organisés et leur développement ; et si dans ce corps organisé, qui se développe par ce moyen, il se trouve une ou plusieurs parties semblables au tout, cette partie ou ces parties, dont la forme intérieure et extérieure est semblable à celle du corps entier, seront celles qui opéreront la reproduction.
Nous voici à la troisième question : n’est-ce pas par une puissance semblable que le moule intérieur lui-même est reproduit ? non seulement c’est une puissance semblable, mais il paraît que c’est la même puissance qui cause le développement et la reproduction ; car il suffit que dans le corps organisé qui se développe, il y ait quelque partie semblable au tout, pour que cette partie puisse un jour devenir elle-même un corps organisé tout semblable à celui dont elle fait actuellement partie : dans le point où nous considérons le développement du corps entier, cette partie dont la forme intérieure et extérieure est semblable à celle du corps entier, ne se développant que comme partie dans ce premier développement, elle ne présentera pas à nos yeux une figure sensible que nous puissions comparer actuellement avec le corps entier, mais si on la sépare de ce corps et qu’elle trouve de la nourriture, elle commencera à se développer comme corps entier, et nous offrira bientôt une forme semblable, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et deviendra par ce second développement un être de la même espèce que le corps dont elle aura été séparée ; ainsi dans les saules et dans les polypes, comme il y a plus de parties organiques semblables au tout que d’autres parties, chaque morceau de saule ou de polype qu’on retranche du corps entier, devient un saule ou un polype par ce second développement."