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27 novembre 2011 7 27 /11 /novembre /2011 18:36

Bonjour à toutes et à tous. 

 

Très longue chronique aujourd’hui… Récemment paru en 2011 chez Flammarion avec une préface de Bill Gates, j’ai fini par trouver Total Recall en bibliothèque, livre prospectif écrit de concert par deux chercheurs Gordon Bell et Jim Gemmel, investisseurs et chefs d’entreprise en informatique, ayant œuvré dès les années 60 chez DEC, Microsoft, etc… 

Ces deux scientifiques sont plus particulièrement à l’origine d’un programme nommé Mylifebits, mes petits morceaux de vie, afin de recenser tous types de documents puis de les classer afin d’en avoir un accès immédiat. 

 

 

total recall gordon bell

 

J’ai donc lu Total Recall. Lecture instructive, dérangeante, énervante parfois. 

Rappelons pour commencer ce qu’est le Total Recall, en français le Souvenir Total. Il s’agit non pas d’une science ou d’une technologie en particulier, mais bien plus d’un ensemble de matériels et procédés déjà plus ou moins disponibles actuellement, permettant de conserver et de consulter à tout moment tout ou presque de sa vie ; telles les vidéos d’anniversaire, relevés médicaux, notes de restaurant, documents administratifs, livres lus, etc, etc, etc…

Comme le dit Bill Gates dans sa préface, il s’agit d’un projet. Je reviendrai sur cet aspect des choses plus loin. 

Et pourquoi donc ce projet ? Pour ne plus vivre dans l’incertitude, la mémoire biologique défaillante ; pour une meilleure santé, une performance professionnelle accrue ; et enfin atteindre rien moins que l’immortalité, puisque vos descendants pourront tout savoir de votre vie ; voir même par de futurs logiciels à venir vous transformer en entité vaguement pensante… 


*

Mais examinons longuement le livre, chapitre par chapitre, avant d’en tirer quelques conclusions. Cela vous évitera d’avoir à acheter et lire le livre…


CHAPITRE 1

 

Dans le chapitre Pour tout savoir sur Total Recall, les auteurs font les bonimenteurs, nous vendent leur projet comme on vend un épluche-légumes miracle sur les marchés. 

Assez finement ou grossièrement, c’est à votre goût, ils citent des œuvres d’anticipation faisant ouvertement référence à une forme de Total Recall. Ils développent aussi le concept très démocratique d’une masse de Little Brother individuel contrant un Big Brother étatique, face démocratique d‘une société de surveillance globale… Pour résumer, mieux vaut se surveiller soi-même plutôt que les politiciens le fasse. Propos assez confus à vrai dire…

Autre concept développé dans le chapitre Les enfants d‘abord, le Teddy, ou nounours, pour enfant, compagnon numérique dès l’enfance. Cette peluche pourrait donc enregistrer la vie de l’enfant, être en interaction affective et éducative avec lui ou elle, le surveiller dans son sommeil.

Tout commence, tout se joue dans les premiers âges… 

 

Ensuite, les deux auteurs évoquent le but premier de cette entreprise, se passer définitivement du papier, pour tout. 

Premier chapitre fourre-tout, un peu étrange à lire, car on y trouve aussi bien une justification matérielle qu’un concept politique des plus légers sinon ridicule ; ainsi qu’une vérité fondamentale du commerce, l’utilisation  du rôle prescripteur des enfants et l’angoisse des parents pour leur progéniture pour leur vendre objets et services divers. 

 

CHAPITRE 2

 

Dès 1998, suite au programme Million Books Project, mise en ligne publique d’un million de livres, Gordon Bell scanne ses articles. Puis décide de ne pas s’arrêter en si bon chemin… 

Devenu un galérien volontaire, il se met alors à tout mémoriser numériquement ses archives, tant de travail que personnel. L’idée est là pour lui non pas de se retourner sur son passé d’une manière nostalgique, mais d’avoir tout sous la main, de vider les placards et tiroirs de toute cette encombrante paperasse obsolète. 

 

Alors survient un souci pour notre explorateur de l’extrême. Tout ce processus de numérisation demande du temps…

Il engage donc une assistante. Rien que de plus logique. Total Recall aura donc pour conséquence la création de nouveaux emplois à domicile. Si vous n’avez pas les moyens de payer du personnel, tant pis pour vous, vous passerez vos soirées à vous fabriquer de la mémoire….

Total Recall là très clairement accentue les inégalités sociales. Non seulement, le coût d’achat du matériel informatique joue, même si on sait que les prix chutent avec le temps, mais en plus ce mode de vie numérisé à l’extrême demande de la main d’œuvre, sinon un temps certain pour qu’il soit efficient. 

 

Car Gordon Bell est allé très loin. Tout chez lui a été scanné, photographié : cartes postales, sculptures, conversations téléphoniques, notes de restaurant, films de faille 8 mm, VHS, CD, la liste est interminable… 

Il a par contre abandonné l’idée de tout copier ce qu’il regardait à la télévision, puisque tout est ou sera accessible sur le net, grâce aux diffuseurs eux-mêmes. Doublon inutile donc. 

 

Mieux, il s’agit désormais de numériser en direct toute sa vie. Vous pouvez prendre des milliers de photos de vos déplacements, de vos rencontres, etc… grâce à de simples appareils photo numérique du commerce. 

Plus radical encore, voici le SenseCam de la taille d’un paquet de cigarettes. Objet plus ou moins expérimental mais déjà fabricable en série pour un prix modique, il nous promet de plonger dans un souvenir fascinant, vertigineux même. 

Voici son principe. Votre SenseCam se porte autour du cou. Vous pouvez le programmer pour qu’il prenne une photo par jour, par heure, par minute. Il est aussi sensible aux changements de luminosité, chaque fois que vous changer d’environnement, il prend une photo. 

 

Il est dès lors possible que de sa naissance à sa mort, un être humain possède le diaporama de son existence, fait de dizaines de millions de photos, facilement stockable à très faible coût. 

Poussons l’idée encore plus loin. Imaginons des capacités de stockage quais infinie de données. Nous pourrions alors posséder une vidéo intégrale de notre vie, du premier au dernier souffle…

Je dois dire que là le mode de vie Total Recall commence vraiment à faire sens, à modifier ce que peut être la mémoire humaine, bien plus que de scanner vos factures d’électricité par pure commodité matérielle ! Nous entrons là dans la Science Fiction. 

 

*

La conséquence ultime de ce processus est évidente. Notre mémoire sera pleine et entière, bien qu’externalisée de notre propre corps. Le vide alors sera spatial. Total Recall signifiera vivre dans des endroits déserts ; il ne restera plus qu’une armoire à linge et des étagères avec des bibelots, un cadre numérique faisant défiler vos photos souvenirs… 

Avec quoi allons donc bien désormais remplir nos lieux de travail et de vie ? Des fleurs ? Des ami(e)s ?

Autre conséquence, nous n’aurions alors plus rien à manipuler avec nos mains. Même la souris, le clavier sont annoncés en voie de disparition pour une liaison cerveau/numérique par la pensée. Nos corps resteront alors inertes, sans avoir à faire lorsque nous travaillerons, consulterons notre e-mémoire. Changement radical du statut physique de l’homme, passant de l’animal actif au corps désincarné, simple hôte de la pensée, qui pourtant est étroitement liée à l’activité corporelle, la Science l’a montrée. 

 

*

Dans la seconde partie du chapitre deux, Le Logiciel MyLifeBits, nous entrons dans le dur, la fabrication des logiciels. Chapitre ardu mais finalement passionnant, car débarrassé des pénibles contingences économiques… N’oublions pas que ces deux auteurs sont tout à la fois des businessmen, des inventeurs, des scientifiques, ce qui peut dérouter un public français totalement habitué à la séparation de ces rôles sociaux. 

Car l’essentiel n’est pas tant d’archiver que de pouvoir consulter et retrouver facilement ce que l’on recherche… Moteur de recherche, logiciel nouveau, métadonnées, stratégie d’annotations de documents par écrit ou oral, du genre photos prises avec mes potes du club d’aviron, été 2007 en Ardèche, les auteurs développe là ce qui va réellement permettre à Total Recall d’être selon eux un vrai mode de vie, un geste quotidien utile et fiable. 

On peut les croire. Songeons déjà aux performances hors du commun des moteurs de recherche du Net…

 

CHAPITRE 3

 

Dans ce troisième chapitre, les auteurs détaillent quelque peu les différentes formes de mémoire que peut produire le cerveau humain, utile rappel pour mieux nous convaincre de la nécessité d’une béquille numérique… 

Notamment ce concept pas évident à saisir pour le commun des mortels qu’en réalité, le souvenir objectif, notamment lié aux émotions, n’existe pas ou si peu. A chaque fois que nous invoquons un souvenir, nous le modifions, le réinventons. 

Rien de tout cela avec le Total Recall, mémoire parfaite, objective, à moins de faire mentir le numérique. D’où alors les trafiquants, voleurs, pirates, manipulateurs mémoriels, tout une faune nouvelle, qui semblent déjà plus ou moins commencer à exister sur les réseaux sociaux.. 

Reste le souci des souvenirs que nous préfèrerions oublier…

À ceci près que dans l’esprit des auteurs, le Total Recall n’a pas forcément vocation à être rendu public. Nos e-souvenirs resteraient dans la sphère privée ou élargie à nos proches. Mais est-ce bien possible de tout gérer, de ne pas laisser des bribes numériques de soi traîner sur le Net, ou ce qui en tiendra lieu dans les siècles à venir ? 

 

CHAPITRE 4

 

Ce chapitre Travailler autrement aborde le Total Recall sous son aspect fonctionnel, destiné à améliorer la productivité au travail. Se succèdent donc les paragraphes suivants :

Productivité, fiabilité, créativité : améliorer sa réputation

L’e-mémoire au service de l’entreprise

La famille : une petite entreprise

Le ton est donné…

 

Mais le plus intéressant à lire concerne les démêlés des auteurs avec la démocratie états-unienne et la presse… Se prétendant étranger à toute politique partisane, ils regrettent l’abandon par le Pentagone d’un de leur programme de gestion de données en temps réel, proche de l’idée du Total Recall appliqué à un soldat sur un théâtre d’opération, suite à divers scandales de fichage géant de la population du pays… Ils décrivent aussi comment le pentagone abandonne un projet, le renomme et le relance. Phénomène courant dans d’autres pays démocratiques d’ailleurs. 

Comme ils l’écrivent si bien, la technologie n’abandonne jamais. Nous voilà prévenus. 

 

CHAPITRE 5

 

Les auteurs abordent là une espérance ultime, sauver de nombreuses vies. Car le Total Recall serait bien entendu utilisé en médecine, tendance lourde déjà présente dans nos vies, carte de santé numérique, ordonnances virtuelles, fichage d’examens divers, etc…

L’idée est d’aller bien plus loin. 

 

D’abord s’approprier sa mémoire médicale, constituer, gérer notre propre dossier médical, afin qu’il soit consultable au mieux lorsque nous sommes malades ; notamment loin de chez nous ou à l’étranger. 

Effectivement, emmener avec soi son dossier médical peut vous sauver la vie, c’est indéniable. Ce sera donc à nous de faire le travail d’archivage, de réclamer son dossier médical là où nous sommes passé, chose parfois très difficile tant certaines institutions considère notre dossier médical comme leur propriété. La loi française a d’ailleurs récemment changé, en faveur de l’usager, qui a droit de posséder son dossier, à en avoir du moins une copie. 

 

Ensuite, plutôt que de pratiquer des examens plus ou moins régulièrement, de vous déplacer à l’hôpital, dans une clinique, votre Total Recall médical vous surveillera en permanence. Sous forme d’un bracelet, un dispositif enregistrera et pourra communiquer à un médecin à distance vos paramètres physiques 24h sur 24, tels que le cœur, l’activité pulmonaire, la tension artérielle, etc… Toute une panoplie de capteurs biométriques, de plus en plus perfectionnés et intrusifs on peut le prédire sans risque, permettra en quelque sorte de paramétrer votre activité corporelle. 

Il s’agit là de ce qu’on appelle aussi la médecine à distance. Disposant d’une liaison vidéo, le praticien, l’e-infirmière, peut alors diagnostiquer, aussi bien que si vous étiez dans la même pièce. En théorie. 

 

Une médecine numérique préventive donc, qui pensée ainsi d’un point de vue technique semble non seulement réaliste matériellement, peu chère mais aussi efficace pour détecter tout début de maladie ; et donc vous sauver la vie. 

 

À plus grande échelle, rendues anonymes cela va de soi, toutes ces giga données pourront aussi à moindre frais permettre d’entreprendre de vastes études épidémiologiques à l’échelle locale ou mondiale.

Un exemple donné est déjà très frappant. La détection des épidémies de grippe se fait en partie grâce à la détection sur Google et autres moteurs de recherche de la hausse de la frappe des mots grippe, maux de gorge, toux, fièvre. Quelques jours avant que les réseaux de prévention médicaux, l’Internet donne le signal de la contagion en cours…

 

Les auteurs nous affirment donc l’arrivée d’un monde plus sain, dans la lignée des grandes découvertes médicales du 19ème et 20ème siècle. 

En quelques lignes, les auteurs évoquent tout de même la possibilité que de grandes firmes pharmaceutiques et d’assurances soient intéressées par la récolte de toutes ses données. Mais la démocratie veille. Nous sommes rassurés... 

 

CHAPITRE 6

 

Consacré à l’enseignement, ce chapitre ne fait que confirmer une grande tendance, les plus jeunes n’ont aucun mal à s’adapter à un monde numérique. 

Sans même parler de l’Internet pour les 3, 4 ans, le Total Recall pourra révolutionner les cours ; plus besoin de prendre de notes, il suffit d’enregistrer le cours, de le visionner au besoin. 

Un seul professeur pourra aussi enseigner à des milliers d’élèves, qui pourront alors suivre le cours à leur rythme personnel, l’interrompre pour aller chercher une info, lire un article, puis le reprendre. 

Les profs médiocres, notamment de l’école publique, pourraient être éliminé, selon les auteurs. Un meilleur enseignement, moins cher, plus démocratique, voilà l’avenir grâce aux technologies du Total Recall. 

Car il deviendra alors possible de critiquer des manuels mal faits, d’avoir accès à des millions de sources d’informations, des encyclopédies virtuelles, aux cours de ses camarades, des conférences, de se faire son e-book universitaire bien à soi, ses propres manuels scolaires en quelque sorte. 

Le rapport entre enseignant et enseigné, déjà bien mis à mal par la simple consultation d’Internet, risque même de pratiquement disparaître. L’enseignant ne serait plus là alors que pour guider, juger de la qualité des e-devoirs rendus….

 

CHAPITRE 7

 

Cette fois-ci, nous nous dirigeons vers rien de moins que l’immortalité, certes numérique. Grâce au Total Recall, nous pourrons léguer à nos descendants et proches un testament autre que composé uniquement de biens matériels. Nous léguerons un e-souvenir partiel ou complet de notre vie passée. 

Il existe déjà des cimetières virtuels, des pages consacrées à des disparu(e)s célèbres ou pas, où il est possible déposer des fleurs, parfois payantes en monnaie bien réelle… 

Les auteurs imaginent également, à juste titre, une aide à la consultation de ces giga archives, par un processus de compilation, une sorte de best of du disparu(e). 

 

Mais il y a encore plus fort, plus inimaginable, fantomatique… Par des logiciels encore balbutiants aujourd’hui, il serait possible à partir de toutes ces données personnelles de reconstituer un cyberdouble, un avatar de notre personne, de notre vivant d’ailleurs aussi pourquoi pas. 

Nous pourrions ainsi discuter avec nos ancêtres, nos ami(e)s, disparu(e)s depuis des années, des siècles. Dialogue de sourds, voir même une réelle conversation. Voici donc l’immortalité rendu possible par le numérique. Etrangement, c’est la partie du livre la moins fascinante, car bien peu facile à se matérialiser à nos yeux. Cela sent la fausse vie à défaut de la fausse mort… 

Nous sommes là encore dans la Science Fiction, alors que d’autres chapitres du livre sont très proche de prendre existence concrète, d’où un intérêt certain, voir une angoisse…

 

CHAPITRE 8

 

Ce court chapitre explore sommairement les quelques difficultés juridiques du Total Recall, révolution en cours qui vient briser nos habitudes entre vie privée et vie publique et professionnelle. Qui a le droit de vous filmer dans son Total Recall, à qui appartiennent vos notes de travail, peut-on utiliser contre vous vos e-souvenirs ? 

Il est évoqué aussi la perte accidentelle de données, l’usage de logiciel disparu ou oublié pour lire d’anciennes données. Avec cette notion de dispersion des copies, des différents supports, évitant une perte complète de données. 

 

CHAPITRE 9

 

À vous de jouer. Le délire atteint son paroxysme avec ce chapitre, véritable méthode pour entrer dans le Recall World…

Je cite juste différentes étapes :

Etape n° 1 : établissez un plan de bataille, avec une liste de course, les noms et marques des outils informatiques indispensables. 

Etape n° 2 : initiez-vous au lifelogging, tout ce qu’il fut adopter comme comportement au quotidien pour réaliser son Total Recall, notamment l’attitude de raconter des histoires, de soigner vos prises de vues, d’écrire votre journal intime. 

Etape n° 3 : organisez vos données, conseils plus techniques

Etape n° 4 : fondez une star-up (miroir appareil photo, double numérique, classeur automatique, postérité numérique, banque suisse de données et autres idées…)

 

CHAPITRE 10

 

Dans ce dernier chapitre les auteurs abordent quelques possibilités concernant le Total Recall. Le plus important sans doute étant l’attitude que prendront les usagers par rapport à la frontière notre vie privée et vie publique, frontière qui semble bien flue pour la jeune génération. 

Viennent ensuite les progrès de la miniaturisation, l’unification des réseaux de communications entre différentes sources numériques, de nouvelles interfaces dites naturelles, la conservation à très long terme des données. Rien n’est vraiment acquis pour les auteurs, mais semble en bonne voie malgré tout. 

 

Je citerai enfin la dernière phrase du livre :

Nous appelons préhistoire la période qui précède l’invention de l’écriture (c’est totalement faux ! il s’agit de la maîtrise du fer, de la sédentarisation) ; la prochaine génération appellera notre époque l’ère pré-Total Recall. 

On ne serait faire plus modeste.

 

*

Quoi penser après une telle lecture édifiante ? 

Que le livre est typiquement états-uniens dans son amour, sa foi non pas tant dans la Science que la Technologie et le Commerce, avec toujours le même refrain ; l’Humanité s’améliora grâce à de nouvelles technologies, où plutôt à lire de près, et c’est déjà plus concret et moins naïf, il s’agit en fait de pouvoir augmenter ses potentialités.  

Le Total Recall est à l’intelligence ce qu’est le Body-Building au muscles ; une augmentation artificielle des capacités cérébrales du cerveau par l’adjonction de dispositifs informatiques de très grandes puissances, déjà parfaitement connus et en vente… 

Le livre nous vends du futur flattant notre espoir d’un monde meilleur et des possibilités à peine imaginables. Rien de tel pour attirer un large public…

Le futur numérique est en marche et il ne sera pas pour tout le monde, malgré la probable sincérité de leurs partisans de le démocratiser, ne serait-ce que pour pouvoir dégager des bénéfices des ventes de matériels…

Car c’est là aussi un aspect hallucinant pour un Européen du livre, cette absolument fusion entre la pensée, ou ce qui en tient lieu c’est-à-dire des objectifs purement matérialistes, et le commerce, le capitalisme. 

 

*

Cependant, je dois mesurer ma critique négative, mon début de répulsion devant tant de croyance irrationnelle et démesurée en la Technologie, cette idéologie de la performance, par de simples constats, que chacun peut faire. 

Des centaines de millions de personnes dans le monde, dont je fais moi aussi partie, utilisent du matériel informatique de toute sorte, tiennent un blog professionnel, utilisent les réseaux sociaux. C’est-à-dire que qu’ils vivent déjà avec nombre d’outils primaires du Total Recall, sans pour autant adhérer consciemment à une telle démarche, certes.

Il faut avoir de la mémoire, c’est le cas de le dire. Car ce vaste projet individualiste d’aide à la mémoire, sans finalement guère d’ambition collective au sens d’améliorer vraiment la vie des gens, l’on en trouve trace dans l’Histoire, avant même l’avènement de l’ère industrielle et de la diffusion de masse.  

 

Pensons aux documents administratifs, aux systèmes de classements papiers certains très sophistiqués comme le fichage de l’Allemagne nazi fourni par IBM ou celui de la Police est-allemande, bandes magnétiques, ordinateurs. 

Les empreintes digitales, la carte d’identité, les passeports biométriques que nous connaissons en France relèvent aussi de cette logique de souvenir, d’individualisation de la vie, mais imposé par un état, une puissance dirigiste. 

 

Dans un autre domaine à priori plus sympathique, l’encyclopédie de Diderot relève du même processus de souvenir. Cette colossale entreprise du 17ème siècle avait pour ambition de recenser le savoir de son temps, en tout domaine, soit donc de constituer une aide au cerveau, afin que dégager de cette recherche partielle de savoir, il puisse alors se consacrer à la créativité, à la jouissance d’un savoir disponible sous une forme matérielle consultable facilement. 

Le Total Recall à sa façon relève de la même logique me semble-t-il, à un détail crucial près… L’Encyclopédie ne recense que ce qui est jugé par ses rédacteurs d’indispensable, d’essentiel à l’humain, dans un souci d’universalisme, alors que le Total Recall n’est qu’un outil individualiste, sans aucun souci universel, démocratique au sens où il tend à faire croire aux individus que leur vie est si essentielle qu’il faut absolument la sauvegarder par un souvenir aussi précis et exhaustif que possible.

L'utilité ou non de conserver telle ou telle chose devient obsolète, puisque tut peut être conservé. Tout deviet égal à tout, dans une masse spongieuse. Toute hiérarchie sera-t-elle alors encore possible, encore supportable pour les e-générations à venir ? 

la question est d'importance...

 

Bien plus frappant et cette fois-ci très proche du mode de vie Total Recall, la Photographie. Songeons bien que pendant des dizaines de millénaires, il n’y a pas eu de Photographie, invention très récente, venue des progrès de l’optique et surtout de la chimie appliquée aux plaques sensibles et à la pellicule. 

Et tout de suite, le succès fut au rendez-vous. Cette possibilité de se passer de peinture, gravure, dessin pour une image si réaliste, capable de conserver le souvenir de toute chose, de le reproduire quasiment à l’identique, de le diffuser, a trouvé son usage, comme un miracle si longtemps attendu par l’Humanité dessinant autrefois les animaux dans d’obscures cavernes…

Les images photographiques nous paraissent aujourd’hui aller de soi, être si naturelle que nous ne percevons plus leur côté artificiel, technique et industriel. Hors pourtant, il s’agit bel et bien d’une aide au cerveau humain, d’un outil mémoriel, tout comme les outils informatiques du mode de vie Total Recall.

Ne pas voir cela, c’est se mentir…

N’oublions pas que le Kodak, photographie instantanée, est une invention industrielle états-unienne… Il n’y a pas de hasard. 

 

*

Un paradoxe apparaît très vite à la lecture de Total Recall. Où trouverons donc le temps de visionner le diaporama de la vie entière de nos ancêtres ? Que ferons-nous de tant de souvenirs numériques accumulés, sinon les stocker, tout comme l’on stocke du papier sur des étagères ? 

Paradoxe apparemment. Certes, nous avons des albums photo de famille, des films vidéos de mariage, de nos enfants, de nos vacances ou autres évènements. Nous possédons déjà des centaines d’heures de mémoire disponible, numérique ou pas.  

Pourtant, nous ne les consultons guère, voir pas du tout… 

En réalité, c’est l’acte lui-même de fabrication du souvenir qui nous rassure, qui nous fascine. La consultation n’est que phénomène accessoire finalement, du mojns dans le cadre de la vie privée. 

Le comportement humain restera le même sans doute vis-à-vis de la révolution mémorielle promise par Gordon Bel et Jim Gemmel. 

 

*

Total Recall exprime très bien la différence profonde de mentalité, de représentation de la société des deux côtés de l’Atlantique. Deux démocraties différentes s’opposent frontalement, peut-être irréconciliables…

Une notion intéressante apparaît dans le livre, existante déjà d’ailleurs sur le Net actuel et dans le comportement social lié à l’informatique. Un nuage apparaît, se forme, sans cesse plus volumineux ; nuage numérique bien sûr, constitué par les données des usagers du net. Dans ce nuage à la forme changeante, plus de centralisation, mais un monde de copies, de données baladeuses, de lieux de stockage divers, eux-mêmes incorporés dans des flux, des réseaux parallèles. 

Ce nuage entraîne donc logiquement une perte de contrôle possible sur l’ensemble des données et des échanges, sinon par une monstrueuse et hypothétique autorité centrale.

L’utopie est alors la fin de toute dictature numérique, de contrôle par un pouvoir quelconque ; l’on évoque là un pouvoir centralisé, totalitaire, le nuage n’excluant à prior pas des contrôles locaux ou limité dans le temps. 

Tout est partout et nulle part à la fois, rien n’est concentré dans un seul endroit. Impossible donc en théorie de perdre quoi que ce soit, autre avantage incontestable du nuage, à la pluie bénéfique…

 

*

Pour conclure cette longue chronique, je vous propose une dernière citation hallucinante de Total Recall, véritable lâcheté intellectuelle n’ayons pas peur des mots. Si la phrase est correctement traduite en français, elle révèle toute la légèreté philosophique des deux auteurs… 

La voici : N’étant ni spécialement pro- ni anti-technologie, je n’aborderai pas la question de savoir s’il faut faire machine arrière. De toute façon, l’avènement de Total Recall est inévitable, ce qui ne veut pas dire que j’élude la question de ses conséquences et dysfonctionnements possibles et de nécessaires adaptations de notre part. 

Etonnante déclaration pour des gens totalement impliqués dans la plus haute technologie… Imagine-t-on Marcel Dassault déclarer je ne suis ni pour ni contre les avions

Manière sans doute de se dédouaner de ses responsabilités ? Lesquelles d’ailleurs précisément ? Participer à la fabrication d’une nouvelle espèce humaine, la e-Humanité qui n’aura que mépris pour les primitifs, les réfractaires au numérique, les exclus économiques incapables d’acheter ce qu’il faut pour être intégré ? 

 

*

Alors certes, les deux auteurs de Total Recall restent finalement dans le témoignage de leur activité professionnelle, de leur passion d’informaticiens dont on ne peut douter de la sincérité. Jamais ils n’évoquent la synthèse entre numérique et corps humain, entre le numérique et le biologique. Leur matériel informatique n’est guère différent dans la forme d’une calculette Texas Instruments des années 80, objet indépendant, aussi externe à nous-mêmes qu’une machine à laver. 

Ils sont eux-mêmes en retard d’une guerre, déjà obsolète peut-être. Leur Total Recall n’est qu’une petite pièce basique d’un vaste projet, si l’on prend en compte le vaste projet d’Humanité améliorée prônée par une élite anglo-saxon, et surtout états-unienne, prophétisant la fusion ultime entre l’information et la biologie. 

Pure délire, projet mégalomane sans chances de succès ? Il ne me semble pas du tout prudent d’être méprisant vis-à-vis de gens de pareil trempe, disposant de moyens de recherche, d’appuis industriels et capitalistes, vivant au sein d’une société qui peine à prendre le moindre recul par rapport à la Technologie déifiée. 

Ils ont un projet et ce projet ils vont le mener à son terme, n’en doutons pas. Deviendra-t-il universel, là est à mon sens la question. 

 

Je me dois d’être honnête. Si l’on me proposait,sans risques corporels, d’avoir un cerveau plus rapide, une encyclopédie entière à disposition, d’être en liaison constant avec un million de sites, le tout par un simple ajout de prothèses numériques à mon corps, refuserais-je vigoureusement de me faire amélioré ? 

J’en doute. Il est plus vraisemblable que je réfléchirais à deux fois avant de drie oui ou non. Revenir à un mode vie fait de légèreté, nous permettant d’assimiler le flot continue de savoir s’accumulant, n’a rien de révulsant. Ce sera peut-être même une nécessité.

Car tout le souci de l’Humanité présente et à venir sera de rester au contact face au flot d’informations, de savoirs. Faudrait-il le restreindre, le faire revenir à ce qu’il était au 17ème siècle, encore assimilable pour peu que l’on y consacre sa vie entière, ou bien alors faut-il adapter le corps humain, lui adjoindre des organes numériques, externes ou internes, inventer des logiciels ultra pertinents, voir intelligents, pour s’y retrouver dans cette masse délirante de données de toutes sortes ? Je vous laisse deviner le chemin qui est pris pour le 21ème siècle et les suivants…

L’idée étant sans doute de vivre en nomades ou sédentaires, tous reliés les uns aux autres, dans une Nature sauvée de la pollution, rendue à la vie sauvage, le culturel l’ayant emporté sur l’industriel, dans une utopie digne de celles des siècles passés. 

 

*

Malgré son écriture banale, ses faiblesses intellectuelles criantes, il me semble finalement tout autant utile de lire pour s’instruire ce genre de livres que bien des essais philosophiques, voir moralistes à bon compte. Car avec Total Recall nous n’avons pas à faire à des observateurs de la société mais directement à la pensée et surtout l’action mêlées de ceux qui fabriquent la société dans laquelle nous vivons. 

Total Recall devrait rappeler, ou apprendre, aux pauvres gens naïfs, qui croient que tout est naturel et inéluctable, que nos modes de vie sont depuis bien longtemps inventés par une minorité agissante, qui pense notre avenir à notre place. 

L’on ne répétera jamais assez que l’action prévaut sur les bonnes paroles. 

 

Gulzar 

 

http://totalrecallbook.com/about-the-book/

http://www.facebook.com/pages/Your-Life-Uploaded/132458853456410

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